Le Tao est un fleuve qui coule. Il emporte tout avec lui. Il est fertile, bourré de bons limons. Il engendre tout, fertilise tout, contient tout, porte tout. Il est le Devenir, au sens le plus ontologique du terme. Pour vivre le Tao, il convient donc, d'abord, d'accepter et d'assumer cette impermanence qui est au cœur de la pensée asiatique.
Tout évolue. Tout change tout le temps. Le monde autour de moi. Le monde en moi. Et moi, aussi. Je n'existe pas. Ou plutôt : "Je" n'existe pas. Ce "Je" qui s'impose comme un filtre, comme un masque, comme un voile entre mon monde intérieur et mon monde extérieur. Ces deux mondes ne sont pas séparés, ne sont pas distincts, ne sont pas distants. Ils forment les deux faces de cette même médaille appelée "existence".
Vivre le Tao, c'est s'immerger totalement dans ce flux du Devenir. Il s'agit de ne plus "vouloir-être" comme le disait Schopenhauer (un des premiers philosophes a avoir étudié et compris la pensée indienne des upanishads). Il s'agit de vouloir Devenir et même de vouloir le Devenir.
Toute la pensée occidentale, ou presque, est ancrée dans une métaphysique de l'Être, de la recherche de ce qui est immuable "derrière" les apparences changeantes. Lao-Tseu en rirait : il n'y a pas d'Être, il n'y a rien d'immuable. Tout évolue, change et se transforme sans répit. La permanence est une illusion qui ne révèle que des différences de vitesse d'évolution.
Une montagne évolue si lentement par rapport à une vie humaine, qu'elle paraît, aux yeux de l'homme, inaltérable et éternelle. Mais on sait bien aujourd'hui, au travers des sciences géologiques, qu'il n'en est rien et qu'à l'échelle de quelques centaines de millions d'années, la montagne, elle aussi, est vivante.
Car le Tao, c'est la vie. Une Vie cosmique inépuisable qui réunifie tout ce qui existe. Vivre la vie (et pas seulement ma vie), voilà le grand défi jeté.
Dans son Zarathoustra, Nietzche décline le chemin initiatique vers la Vie en trois temps. Le temps du Chameau qui subit la Vie par résignation. Le temps du Lion qui saccage la Vie par révolte. Et le temps de l'Enfant qui laisse la Vie pousser en lui et qui joue le jeu de la Vie sans tricher.
L'occident moderne, depuis que Galilée et Descartes lui ont fondé le paradigme de la quantité et de la domination, est resté bloqué au stade du Lion : il saccage le monde, la Nature et la Vie pour satisfaire ses caprices puérils. Et notre époque lance un cri d'alarme : s'il veut survivre, il est grandement temps que l'humanité passe du stade Lion de la révolte contre la Vie, au stade Enfant de la Vie assumée.
Assumer la Vie, la grande Vie cosmique, voilà tout l'art de vivre dans le Tao.
Il ne s'agit pas de se battre contre le monde puisque le monde c'est aussi soi. Il s'agit d'agir sans agir. Fatalisme ? Soumission ? Renoncement ? Abdication ? Passivité ? Que nenni ! Tout le contraire !
Le Tao est un fleuve qui coule. Vouloir en remonter le courant (pour aller où?), est aussi absurde que de tenter de rester sur place (la quête de l'Être immuable). En revanche, dès que l'on accepte et assume le courant de Vie, il est loisible d'aller en tous les lieux de l'aval.
La liberté consiste à accepter et à assumer que la Vie dans laquelle nous vivons, est un vaste courant cosmique qui a un sens, une direction, une logique qui lui est propre. Se battre contre cette Vie, c'est choisir la Mort.
Au nom de l'orgeuil narcissique et nombriliste de l'homme "humaniste", l'Occident a décidé de se construire contre le courant, contre la Vie et la Nature, contre le Tao. Cette aventure-là se termine sous nos yeux, sur une Terre ravagée, empoisonnée, pillée, en ruine.
Vivre le Tao, c'est vivre la Nature et la Vie. Les anciens philosophes stoïciens avaient inventé un joli mot pour ce regard-là sur l'univers : hylozoïsme. La hylé, c'est la substance universelle. Le Zôon, c'est l'animal vivant. Tout ce qui existe est vivant. L'univers lui-même doit être vu comme un vaste organisme vivant où tout est dans tout, où tout est dépendant de tout, où tout est cause et effet de tout, où tout évolue avec tout. Bref, cet univers vivant et organique, c'est le Tao même.
Nous sommes là tout à l'opposé de la vision mécaniste, atomistique, analytique et réductionniste de l'Occident moderne. Le Tao est un Tout-Un. Il est un Tout parce que tout ce qui existe vient de lui et retourne à lui. Rien n'est hors de lui - il n'y a ni au-delà, ni arrière-monde, ni surnaturel. Le Tao est Tout. Mais il est aussi Un, c'est à dire unique, unitaire, unifié. c'est cette unité même qui fonde l'interdépendance de toutes ses parties. Le Tao est donc aussi le principe de cohérence cosmique qui est à la source de toutes les harmonies visibles et invisibles.
Cette notion d'harmonie est centrale ! L'éthique chinoise vise non pas la justice ou la vérité, mais l'harmonie et met en oeuvre, pour l'atteindre, des stratégies subtiles, indirectes, floues, humbles. Ainsi, faire perdre la face à quelqu'un, c'est rompre l'harmonie de la relation ...
Il ne s'agit pas, comme on le dit parfois, de dissimulation, d'hypocrisie, de circonvolutions, de tergiversations, etc ... Il s'agit d'un art mesuré et fragile d'une harmonie inter-personnelle relevant d'une forme d'esthétique éthique qui doit être centrale et prioritaire.
La pensée Taoïste a repris et forgé des outils conceptuels pour comprendre la logique cosmique, le Logos à l'oeuvre dans le Tao, qui fonde l'harmonie universelle.
Il y a d'abord le vieux couple indissociable du Yin-Yang, trop connu pour être bien connu. Il ne s'agit nullement d'une dualité, mais d'une bipolarité. Étymologiquement, le yin est le côté ombragé de la montagne, alors que le yang en est le versant ensoleillé. Et l'on comprend bien qu'au fil des heures de la journée, le yin devient yang et vice-versa. Il est donc faux de parler de couple yin-yang, comme on le fait souvent en Occident, en l'assimilant aux dualités féminin-masculin, blanc-noir, passif-actif, etc ...
Un autre modèle fameux utilisé, est celui des cinq "éléments" : Eau, Bois, Feu, Métal et Terre (l'Air des Grecs en est absent) qui se nourrissent et se détruisent mutuellement selon des cycles précis. La Terre mange le Métal qui mange le Bois qui mange l'Eau qui mange le Feu qui mange la Terre, etc ...
Sans entrer dans le détail, notons seulement que le terme "éléments" est inapproprié pour ces cinq catégories traditionnelles, et qu'il vaudrait mieux parler de "modalités". Le terme "éléments" sous-entendrait un atomisme, une analycité, un mécanisme totalement étranger à la pensée chinoise.
Vivre le Tao, c'est aussi développer un art de vivre construit sur quelques vertus. Quelles sont-elles ?
Tranquillité. Bienveillance. Joie.
Texte tiré du livre : Le Taoïsme, un joli rêve de papillon. (Marc Halévy).
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Comment cet extrait vous interpelle dans sa définition ?
Le laisser aller et le lâcher prise ; si paniquant et réconfortant à la fois.
Paniquant parce qu'on a été habitués à tenter de contrôler les événements, à tout faire pour que tout soit parfait, ou du moins, au mieux qu'on puisse faire. Puisque nos moyens changent toujours, notre "mieux qu'on puisse faire" change aussi, mais cela ne nous a pas été enseigné, la déception est donc au rendez-vous.
En fait, il est tellement réconfortant de ne rien contrôler puisqu'on a pas le casse-tête de l'anticipation. La vie devient un fleuve tranquille duquel chaque parcelle devient une richesse en soi. Même notre imperfection spontanée n'est plus répréhensible, mais plutôt source d'évolution.
Adopter le taoïsme signifi un grand revirement dans l'esprit occidental, mais cela en vaut la peine si ce n'est que pour éliminer les reproches et le sentiment de culpabilité nos vies.