Il y a plus de 2 500 ans, sur la côte méditerranéenne de ce qui se nomme aujourd'hui Italie à l'occident et Turquie à l'orient, il y avait deux petites villes grecques : Élée et Éphèse.
Chacune de ces deux bourgades s'enorgueillissait de posséder, parmi ses fils, le plus célèbre des philosophes.
Élée avait Parménide.
Éphèse avait Héraclite.
Parménide disait : "l'Un est et il est dans l'immuabilité absolue." Héraclite disait : "Tout devient et il advient dans l'impermanence absolue."
Le premier fonda ce qui devait devenir la métaphysique de l'Être. Le second inventa ce qui sera la métaphysique du Devenir.
Ces métaphysiques étaient incompatibles : ce qui est ne devient pas et ce qui devient n'est pas. Entre immuabilité et impermanence, il fallait choisir. Ce choix fut fait à Athènes, essentiellement par Platon et Aristote qui optèrent pour la métaphysique de l'Être au détriment de celle du Devenir.
L'enjeu était d'importance : il portait sur rien de moins que le fondement ultime du réel.
Le débat sera résumé bien plus tard : ou bien l'essence précède l'existence, ou bien l'existence précède l'essence. Essentialisme contre existentialisme. La philosophie scolastique du Moyen-Âge avait formulé le problème un peu différemment : le mouvement et le changement sont-ils l'accident ou le fondement du réel ?
La physique fondamentale contemporaine lui répond : la structure engendre-t-elle le processus ou le processus engendre-t-il la structure ? L’œuf et la poule, en somme.
Qu'y avait-il au début du tout début : un plan ou un flot ? La Genèse répond : "Au commencement, il engendra." Mouvement, flot, flux, Devenir. L'Évangile de Jean rétorque : "Au commencement, était le Verbe..." Fixité, plan, immuabilité, Être. S'opposent ainsi émanationnisme progressif et évolutif et créationnisme codifié et structuré.
La Grèce, surtout avec Platon et son dualisme idéaliste, trancha pour l'Occident : il y a le monde des idées immuables dont la reine était l'idée de bien, et ces idées, par projection sur les parois de la caverne du monde des hommes, engendrent les phénomènes.
La Chine prit résolument le chemin inverse : là tout est devenir, tout est impermanence, tout est changement et mutation (pour rappel, le titre du livre fondateur de la pensée chinoise est : Classique des Mutations ou Yi-King) : les formes stables y sont illusions ou accidents.
La Taoïsme, au contraire, de son rival confucéen, prit acte de ce choix crucial et primordial, et alla au bout de cette logique. Le Taoïsme devient donc une métaphysique du devenir que l'Occident ne redécouvrira que, bien plus tard au travers de Schopenhauer (fortement imprégné d'hindouisme), Nietzsche, Bergson, Kierkegaard, Teilhard de Chardin et, par certains côtés, Sartre.
Cette logique est à l'opposé de la logique occidentale : ici, l'objet ou le sujet sont par eux-mêmes et évoluent "contre" le monde alentour. Là-bas, c'est l'inverse : l'objet et le sujet deviennent pour eux-mêmes en évoluant "dans" le monde alentour.
Il ne s'agit pas seulement d'un débat entre philosophes, il s'agit de confronter les fondements et fondamentaux de deux cultures, de deux civilisations, de deux moitiés du monde, dirait l'historien Toynbee.
Un seul exemple : en Occident classique, l'individu est ce qu'il est et possède un ego permanent qui vit sa vie entre naissance et mort, léguant, à se disparition, ce qu'il peut ou ce qu'il veut à sa postérité qui recommencera à son tour le cycle de l'existence.
En Chine classique, l'individu ne compte pas, l'ego est une illusion : ce qui compte, c'est le flot de la vie qui dépasse, transcende et englobe tous les êtres. Le temps contre la durée, dirait Bergson.
Extrait du livre : Le Taoïsme : Un jolie rêve de papillon (de Marc Halévy).